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Dans Mesure pour mesure, Shakespeare, visionnaire, explore les ressorts d’un système fondé sur la surveillance, le contrôle et la répression. Dans une Vienne décadente, le duc, impuissant, délègue les pleins pouvoirs à son second, le régent Angelo, connu pour son extrême fermeté. A peine nommé, ce dernier réactive des lois archaïques pour rétablir la stabilité.

La crise permet au régent d’assumer une gouvernance sécuritaire, un « Etat d’exception » comme l’analyse le philosophe Giorgio Agamben. Quand la sécurité d’un pays est menacée, comme lors d’une attaque terroriste, l’Etat suspend l’ensemble de l’ordre juridique, assurant ainsi une plus grande liberté à sa défense. L’Etat d’urgence est alors décrété. Or, cette forme inédite de gouvernance entraine son lot de dérives, créant un vide juridique qui fragilise les libertés individuelles. Sous couvert d’oeuvrer à la sécurité, Angelo instaure un contrôle absolu des citoyens, surveillance digne de Big Brother. La police règne dans la cité, frappant à coup d’arrestations, exhibant les coupables sur la place publique. Théâtralité qui évoque des temps obscurs, quand le « spectacle de l’échafaud » excitait la foule transie d’effroi et de plaisir, une scène décrite par Michel Foucault dans Surveiller et punir.  Une théâtralité qui s’exprime aujourd’hui via internet, véhiculée par des vidéos d’exécutions, celles de l’Etat islamique, de Chine ou d’ailleurs. Epingler les coupables, engendrer la terreur, telle est bien la stratégie de l’austère Angelo. Ici, l’Etat d’exception dégénère en « une fête sans restriction où l'on exhibe la violence pure pour en jouir en toute liberté »*.

Avec cette troisième pièce, nous voulons creuser davantage la question de la subjectivité du point de vue. Si Mesure pour Mesure  reprendra un vocabulaire propre à nos deux premières pièces (huis clos radical, écoute au casque, vitres sans tain), ce sera pour les déjouer et transgresser à bien des niveaux : la pièce ne jouera pas seulement dans le dispositif, elle se jouera de celui-ci.

Assez vite, Shakespeare a prit en compte l'activité  constante du public du Globe pendant les représentations de ses pièces. Il en a même fait l'un des moteurs de son écriture : les évènements sont souvent racontés plusieurs fois, par plusieurs personnages afin que les gens qui se seraient absentés un instant puissent suivre malgré tout. Nous allons nous saisir de cette particularité et en faire un élément fort de notre proposition : notre dispositif sera séparé en deux espaces distincts (l'espace du pouvoir / l'espace de l'exécution) ; toutes les scènes se déroulant dans le bureau d'Angelo et dans la cellule dans laquelle est enfermée Claudio se joueront en même temps.

Les spectateurs, répartis en deux points opposés de la structure, n’assistent pas au même spectacle. Les uns jouissent d’une vue plongeante sur le cabinet ministériel, sur la grande arène politique, pendant que les autres ont un accès direct sur la salle d’exécution. Seule une grande baie vitrée sépare les deux espaces.

Extrait 

Angelo
Nous ne devons pas faire de la loi un épouvantail
Que l’on dresse pour effrayer les oiseaux de proie.
Et que l’on laisse là jusqu’à ce que l’habitude en fasse
Leur perchoir, et non plus leur terreur.

Escalus
Oui, certes,
Soyons aiguisés, mais plutôt inciser légèrement.
Qu’abattre et meurtrir à mort.
Vous que je crois d’une vertu très droite…
Dans l’engrenage de vos propres désirs,
Le temps se fût-il accordé au lieu, ou le lieu à vos souhaits,
Ou l’action vigoureuse de votre sang
Vous eût-elle permis d’atteindre l’assouvissement de votre convoitise,
N’auriez-vous pas une fois dans votre vie
Commis cette faute qu’à présent vous condamné chez lui
Et fait tomber la loi sur vous ?

Angelo
C’est une chose d’être tenté, Escalus,
Une autre chose de succomber. Je ne nie pas
Que le jury qui décide de la vie d’un prisonnier
Puisse parmi ses douze membres assermentés comporter un ou deux voleurs
Plus coupables que celui qu’il juge. Ce qui est révélé à la justice,
La justice s’en saisit. Qu’importe la loi
Que des voleurs jugent des voleurs ? Il est certain
Que le bijou que nous trouvons, nous nous baissons pour le ramasser
Parce que nous le voyons ; mais ce que nous ne voyons pas,
Nous marchons dessus, sans même y penser.
Vous ne pouvez pas atténuer son crime
Parce que j’aurais eu la même défaillance ; mais dites-moi plutôt
Que lorsque moi qui le condamne je commettrai le même crime,
Mon propre jugement devra façonner ma mort, 
Et rien de devra intervenir en ma faveur. Il doit mourir.

Mesure pour Mesure de William Shakespeare, Acte 2, scène 1